Je suis né en février 1954, au cœur de l’hiver le plus froid du siècle.
Très tôt je me suis retrouvé à “l’Assistance publique”.
Cela me donnera un surplus d’énergie, de tolérance et d’amour pour mes trois garçons David, Nicolas et Eddy.

Je témoigne aujourd’hui de la mort de mon fils Nicolas, tué sur une nationale par des chauffards.

Ce samedi 15 janvier 1994, mon épouse Christine et moi avions décidé de poser du papier peint.
Je vois Nicolas enfiler ses baskets pour rejoindre ses copains.
« Je veux que tu rentres pour 22 heures, OK Nicolas ? »
« Oui papa » me répond-il.

Tous les samedis, je partageais le même dialogue avec lui !
Bien sûr, ce samedi là sera différent pour nous tous.
Comment pouvais-je savoir que mon gamin finissait sa vie ?

Je n’oublierai jamais cette dernière image ; mais je sais que dans son attitude pressée, avec ses dernières paroles, il était heureux de profiter pleinement de sa jeunesse.

21 h, le choc est frontal, brutal, mortel.
Les chauffards prennent la fuite.

La porte d’entrée s’ouvre, David apparaît très pâle, et me dit :
« Papa, Nicolas est mort. »
J’entends Christine hurler.

La morgue :Il est là, allongé sur le dos, le visage dirigé vers le plafond ; nous restons tétanisés, à le regarder dans sa position éternelle.

Ce dimanche 16 janvier 1994 est un jour gris et humide. J’entends gratter à la porte, c’est “Minet” le chat de Nicolas. Je fonds en larmes en le voyant.

« La date de l’enterrement est prévue mercredi matin à dix heures », me dit le préposé aux Pompes Funèbres ; il me tend un stylo et me présente la note : ‘Besson Nicolas, soins somatiques, aménagement, présentations funèbres, cercueil, fosse…’
Comment le papa que je suis peut-il signer une telle feuille ? Dans mon malheur je dois écrire “lu et approuvé” avant la signature ; je trace sur la feuille ce que l’on me demande. Pardon Nicolas.

Lundi 17 janvier, 9 heures, la maison est pleine de monde.
Tous ses copains, copines sont là à partager notre peine, à parler sans cesse de leur copain disparu. Il y a des moments où l’on rit, lorsqu’on entend les blagues de Nicolas. Comme il aimait rire, se moquer des autres ou de lui-même !

Cela fait trois jours que notre Nicolas est parti. Comme les précédentes, cette nuit a été courte et perturbée.

Mercredi 19 janvier :La messe n’est pas triste, l’Abbé l’a adaptée à la jeunesse présente.
« Au revoir Nicolas, -lui dis-je doucement- on se retrouvera. »

Notre famille est cassée ; chacun, à sa manière, recherche un sens à sa vie.

Notre dernier Noël avec lui avait été très joyeux ; nous avions terminé la soirée en discothèque, à la grande joie des deux plus jeunes !
Le Noël précédent avait été aussi génial ; nous avions fait le voyage jusqu’à “Euro Disney». Les photos nous montrent aujourd’hui trois garçons heureux de partager ces instants de bonheur avec leurs parents.

Un soir, une amie, qui a aussi perdu son enfant, nous avoue qu’elle recherche sa fille par des essais de sons enregistrés sur magnétophone et veut nous les faire entendre.

De plus, Martine, son autre fille, communique avec sa sœur par “écriture automatique”.
On lui demande de le faire pour Nicolas. Très gentiment elle accepte.
La page ressemble à une suite de “zigzags” tremblants, parmi lesquels nous pouvons déchiffrer :
-Maman ne pleure pas
-Allumez un cierge
-Je suis avec vous
-Merci mille fois
-Je suis heureux
-Je suis illuminé
-Je vous aime

Nous ne pouvons décrire notre bonheur…

Malgré l’absence terrible, nous appréhendons à présent différemment le départ de notre fils ; nous savons qu’il nous attend.

Janvier 1996, deux ans que Nicolas nous a quittés.
Nous sommes en attente du jugement qui condamnera les auteurs de la mort de notre fils.
Je redoute ce procès qui donnera un visage à ceux qui l’ont tué.
Je me demande s’ils s’excuseront ?…
Mon dieu pourvu que cela n’arrive pas.

Le tribunal de Besançon annonce :
Pour un chauffard, 12 mois de prison, dont 3 fermes, retrait du permis de conduire (5 ans maximum) Pour un autre, 4 mois de prison avec sursis, dont 1 ferme.
Pour le troisième, 3 mois de prison avec sursis.
Les deux autres étaient mineurs.

Que dire ?

C’est dans la prise de conscience « qu’il y a pire » peut-être autour de soi, que l’on peut trouver le courage et la foi de se relever et se battre, pour continuer le chemin, le cœur brisé.

Une pensée m’était venue en tête le jour même de la mort brutale de mon fils : et si l’on me demandait de donner ses organes
Oui, j’aurais dit oui, sans aucune hésitation.

Le dialogue avec nos enfants est ouvert, nous parlons de tout, sans exclure nos idées sur la mort ou la religion, et bien sûr à ce sujet, je n’en sais guère plus que quiconque.

Pourtant, il y a une vingtaine d’années, j’ai vécu l’histoire la plus extraordinaire de ma vie:

Suite à un accident, en 1973, je tombe dans un coma profond qui va durer douze jours. Allongé sur un lit en soins intensifs, mon organisme malade est en attente d’une amélioration, ou de la fin.
Soudain, sans comprendre, je vois ce corps allongé sous moi, je le regarde en flottant au-dessus de lui. Mes pouvoirs intellectuels sont totalement différents, avec un niveau supérieur jamais atteint auparavant. J’analyse cette carcasse. Bizarrement je ne tiens pas à retourner “dedans”. Je n’ai jamais ressenti un état d’extase aussi fort.

Rien ne m’échappe, je possède tous les paramètres de mon existence. Beaucoup de sens inconnus me sont apparus.

Puis la vie a repris le dessus et mon enveloppe terrestre a récupéré cette âme qui lui échappait.
Ce passage à l’extérieur de notre monde, restera une fenêtre ouverte gravée dans ma mémoire. Il existe au fond de ma personne, une énergie divine reçue dans cet épisode ; elle m’aide à me relever quand je prends les coups que la vie nous donne, à tous. J’utilise cette force pour apprécier chaque instant heureux que ce monde nous procure et je les fais partager.

Je me souviens que Nicolas s’était très intéressé à mon récit J’espère de tout cœur que sa mort, si cruelle pour nous, soit pour lui un renouveau dans ce monde inconnu.
Avec Christine, nous aimons nous retrouver à l’intérieur d’une église. Nous allumons une bougie, nous la regardons se consumer, avec la certitude que Nicolas reçoit notre amour.

Je suis aujourd’hui persuadé que l’arrêt de notre cœur donne naissance à un être nouveau. J’ai entrevu ce magnifique réveil ; il m’a ouvert l’esprit sur d’autres horizons.

Quand je pense à Nicolas, je revois le sourire moqueur de son visage d’adolescent. Sa présence me rassure, je l’entends me réconforter :
« Ne t’inquiète pas, papa, je suis si bien ; sois heureux pour me rendre heureux, car quand tu pleures, je pleure, quand tu ris, je ris. N’oublie jamais la joie de vivre. »

Je sais qu’il nous accompagne sur le chemin de notre destin.

Puissiez-vous, vous aussi, avoir ces certitudes qui illuminent nos questionnements.

De tout cœur avec vous,

Pierre,